Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis : siècles d’esclavage au Tchad et la faute impardonnable de la culture

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis : siècles d’esclavage au Tchad et la faute impardonnable de la culture

Il y a un proverbe tchadien qui récit :

« Pour savoir où l’on va, il faut savoir où l’on est. »

(proverbe tchadien)

Toutefois, par rapport à l’histoire du Tchad et à sa naissance si troublée, ce n’est pas toujours évident de savoir où l’on est. La seule bien appréciée certitude est celle de trouver notre esprit complétement plongé dans la lecture d’Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis, l’ouvrage de Nétonon Noël Ndjékéry publié en mars 2022 (Hélice Hélas Editeur).

L’auteur, qui en 2017 a reçu le Grand Prix Littéraire National du Tchad pour l’ensemble de son œuvre, est né à Moundou, la seconde ville la plus importante de ce pays entouré par Soudan, Libye, Niger et Nigéria. Le cœur battant de l’Afrique transpercé par presque deux siècles de violences, de traites négrières, de millions de jeunes vendus, violés, des croisades ensanglantées, jusqu’aux temps plus récents des djihadistes. 

Nétonon Noël Ndjékéry, que nous avons eu l’honneur d’interviewer et qui était aussi présent à la Comédie du Livre de Montpellier 2023, nous guide à travers l’histoire de sa terre natale tout en entremêlant la fiction et le roman historique/géopolitique. Il nous livre aussi des contes dignes des Mille et Une Nuits de la tradition orale africaine.

L’épopée tchadienne passe aussi par les croisades. Qui sont les vrais infidèles ?

En continuant à lire, je me sens obligée de me poser une question : nous, chrétiens catholiques européens, avons-nous déjà regardé les événements catastrophiques des croisades sous un autre angle ? D’un côté, les Arabes, les “infidèles” et de l’autre, les Templiers qui, au nom du Christ, ont contribué à faire couler le sang des populations du Moyen-Orient.

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis - Croisades
Un chevalier des croisades – Source : Pexels, Gioele Fazzeri

Qu’y a-t-il au milieu ? Il y a les comâci, les cedâci et les balek, ou bien des jeunes païens entre 11 et 15 ans qui sont vendus dans les grands marchés de vies humaines. Les mâles subissent la castration en tant que futurs eunuques à la garde des harems. Les femelles deviennent les concubines des cheiks et des imams, bref, le véritable trésor voilé des harems.

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis : la sexualité niée et l’Amour qui prend la parole

L’action qui se déroule grâce à la plume magistrale de l’auteur, est « simple » : l’eunuque Tomasta Mansour s’enfuit avec Yasmina, jeune concubine yéménite coupable d’avoir causé le décès de son mari, l’imam, cheikh Hamza Ben Mourad Al-Mahdi, lors de l’acte sexuel. Les deux commencent leur long voyage, mais pas au Yémen comme l’héritier de l’imam avait ordonné : plutôt que devenir esclave du fils de son mari décédé, Yasmina préfère la mort. C’est comme ça que Tomasta conduit la jeune fille vers sa terre natale, la Baobabia, ou bien, l’île flottante sur le lac Tchad.

Un homme monté sur un chameau dans le désert africain
Coucher de soleil dans le désert – Source : Pixabay, softhunterdevil

De nombreux jours et kilomètres les attendent : les deux fugitifs, adéquatement déguisés, prennent part à des caravanes. Les autres participants pensent que Tomasta et Yasmina sont mariés. Ce couple, réuni par un destin de douleur et de danger, rassemble à la Sainte Famille de la Bible chrétienne, pourtant Yasmina et Tomasta ne vivent pas une grossesse, mais ils partagent le désir d’une existence libre.

Ensuite, ils rencontrent un autre fils de l’esclavage, Zeïtoun, et ils décident de l’accueillir. Malgré les différences culturelles et l’initiale impossibilité de communication entre la petite yéménite et le jeune esclave, l’Amour prend la parole à leur place : un vrai couple est en train de naître. Tout ça sous le regard bienveillant de Tomasta : un eunuque auquel la féroce des négriers avait nié la liberté et la capacité de se reproduire qui devient témoin et créateur en même temps de l’union amoureuse et physique entre deux jeunes :

« Parrainer un amour en bourgeon. Revivre l’euphorie de ses insouciantes années d’apprentissage de la vie. Se réapproprier, page après page et de livre en livre, sa foi et donc son destin. Depuis qu’il était devenu adulte, il n’avait jamais joui d’autant de sources de bonheur en même temps. »

— Noël Ndjékéry, Nétonon. Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis (French Edition) (p.108). Hélice Hélas Editeur.

Après, Yasmina et Zeïtoun se marient et donnent vie à une nouvelle génération en Baobabia. Mais la rébellion du naissant peuple tchadien ne vient pas seulement de la revendication de l’amour, mais aussi de l’urgence de la culture.

La naissance du Tchad et l’urgence de la culture

Dans une logique communautaire, Tomasta dévient le premier scribe, en s’engageant activement dans l’enseignement des lettres et des mathématiques.

Tous, filles et garçons, doivent apprendre :

« Plusieurs personnes estimaient que certains titres n’étaient pas bons à mettre sous n’importe quels yeux. Elles soutenaient en particulier qu’il fallait brûler Les Mille et Une nuits dont les passages érotiques perturbaient les adolescents et les femmes. Mais le mbang Tomasta s’insurgea contre ces velléités incendiaires et l’exprima en une tirade cinglante : – Chaque livre vaut la peine d’être lu. C’est l’usage qu’on fait de ce qu’on en a appris qui peut être condamnable ou non. Le couteau en lui-même n’est ni bon ni mauvais. Mais selon qu’il se fait scalpel entre les doigts du guérisseur ou poignard entre les mains du tueur, il relève du bien ou du mal. Interdire un livre ou le réduire en cendres ne sert donc à rien, sinon à faire reculer la connaissance. – Parole d’ancien, lança quelqu’un. – Parole de sagesse, reprit l’assemblée d’une seule bouche. La controverse s’éteignit sur ces mots. »

— Noël Ndjékéry, Nétonon. Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis (French Edition) (pp.145-146). Hélice Hélas Editeur.

Comme nous expliquera le même auteur, Nétonon Noël Ndjékéry, une des clés de voûte de l’esclavage est l’ignorance. De plus, nous pourrions oser une comparaison : les actes ignobles de violence des négriers ne sont-ils pas des fruits amers de l’ignorance ? Les acteurs des traites négrières frappaient, violaient, mortifiaient les corps des esclaves, surtout des femmes qui osaient être lettrées. La culture est une faute intolérable et l’ignorance n’a pas de moyen de communiquer avec elle sinon à travers la violence.

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis et l’esclavage : une réalité actuelle

Siècles d’histoire tourmentée du peuple d’Afrique filent sous nos yeux pendant la lecture du roman Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis : la naissance des Califats, les guerres intestines, la menace de la Lybie de Kadhafi, jusqu’aux assassinats plus récents, le terrorisme.

En 2014, dans nos temps, notre époque faite de réseaux sociaux, de selfie, de créations de contenus (à la fois, sans « contenu »), il y a l’Afrique subsaharienne qui souffre sous les coups d’une brutalité inouïe et aux racines anciennes :

« Durant la nuit du 14 au 15 avril 2014, Boko Haram kidnappe 276 lycéennes dans la ville nigériane de Chibok. Le 5 mai 2014, le chef de la faction, Abubakar Shekau promet de vendre ses captives à la criée. »

Noël Ndjékéry, Nétonon. Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis (French Edition) (p.328). Hélice Hélas Editeur.

Boko Haram est une secte islamiste qui, encore à présent, sème la terreur dans le nord du Nigéria.

Le dernier coup de cœur de l’ouvrage est l’épilogue parfaitement à moitié entre rêve et réalité, on dirait un rêve/cauchemar conscient. Toutefois, nous ne vous révélons pas trop en vous invitant à lire Il n’y a pas d’arc-en-ciel au Paradis.

Nous avons rejoint l’auteur, Nétonon Noël Ndjékéry, qui a très courtoisement répondu à nos questions.

Nétonon Noël Ndjékéry - photo
Nétonon Noël Ndjékéry – Photo : © Joao Cardoso

In Punta di Mag. Monsieur Ndjékéry, merci tout d’abord d’être là avec nous à In Punta di Mag. Dans votre dernier roman Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis, vous soulignez très souvent le mérite du peuple naissant tchadien de s’impliquer dans la culture, pour faire en sorte que garçons et filles apprennent les lettres et les mathématiques. Naturellement, ce mérite était considéré comme une faute intolérable par les esclavagistes. Peut-on dire qu’il y a aussi un certain féminisme dans le culte tchadien de la déesse de l’eau ?

Nétonon Noël Ndjékéry. Dans mon roman, trois anciens esclaves, réfugiés sur une île flottante et mouvante du lac Tchad, créent une société qui se veut égalitaire, solidaire et laïque. Filles et garçons y sont traités sur un pied d’égalité et ont tous le droit d’accéder au même savoir. Le mérite en revient au fondateur de la communauté, Tomasta, qui a compris qu’il ne suffit pas de briser ses chaînes pour être libre, que vivre dans l’ignorance est aussi une forme d’esclavage. Il a donc choisi de mettre la puissance émancipatrice de la culture au service des siens afin de les aider à prendre pleinement leur destin en main. Un tel choix ne peut que heurter frontalement les intérêts des esclavagistes.

Au-delà de l’île elle-même, la déesse de l’eau (ou des eaux) est une figure qui joue un rôle ambigu s’agissant des injustices faites aux femmes en particulier et de la place sociale réservée à celles-ci en général. D’un côté, on attribue à cette déesse une beauté sans égale, des attraits irrésistibles et une souveraineté absolue sur l’eau, source même de la vie. Et de l’autre, on lui prête une queue de poisson dissimulée et la perfidie d’entraîner dans son royaume subaquatique tout homme qui tombe sous ses charmes, puis d’en faire un esclave.

Sous cet angle-là, je me demande si, paradoxalement, la déesse de l’eau ne représente pas l’épouvantail rêvé dont usent des sociétés patriarcales voire machistes pour mettre leurs membres en garde sur le mode : « Méfiez-vous de la force de séduction de la femme. Si vous y succombez, vous serez asservi et travaillerez vous-mêmes à votre perte ».

En toute état de cause, les insulaires de mon roman n’ont récupéré le mythe de la déesse des eaux que dans un but bien précis : exploiter la terreur qu’elle inspire aux autochtones comme système de défense et économiser ainsi sur les armes que Tomasta a en horreur.

Il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui encore, à la simple évocation de la déesse de l’eau (dénékandji ou mamiwata) nombre de Subsahariens sont saisis d’effroi.

InPMag. La description du rêve/cauchemar de l’au-delà d’un djihadiste est impressionnante. Encore une fois, Monsieur, votre ouvrage nous invite à la réflexion : le jihad était aussi une question d’ignorance et une autre forme d’esclavage. Pensez-vous que le jihad d’aujourd’hui a les mêmes racines ?

Nétonon Noël Ndjékéry. L’enseignement coranique tel que dispensé aujourd’hui en Afrique subsaharienne n’a pas fondamentalement changé avec le temps. Les maîtres d’école (toujours autoproclamés, parfois légitimés par un pèlerinage à La Mecque) se contentent d’obliger les élèves à apprendre des sourates par cœur, puis à les restituer sans en comprendre le sens. Et malheur à tout disciple qui se trompe en récitant ! S’ils sont des virtuoses du fouet, les maîtres ne le sont pas quand il s’agit d’expliquer des passages du Livre Saint ou de les commenter.

Avec ce mode de transmission immuable, le jihad d’aujourd’hui se nourrit des mêmes racines qu’autrefois. Du reste, Boko Haram, la secte islamiste qui continue de semer en ce moment même la mort et la désolation dans le bassin tchadien, ne se réclame-t-elle pas d’Ousmane Dan Fodio (1754-1817) qui s’était en son temps proclamé « Commandeur des croyants » et avait créé l’empire de Sokoto, un état entièrement régi par la charia ?

InPMag. Selon vous, le Tchad est-il libre aujourd’hui ?

Nétonon Noël Ndjékéry. Non, le Tchad n’est pas libre aujourd’hui. Il ne l’a jamais été. Pour faire court, le Tchad est un patchwork dans lequel la France a rassemblé des royaumes islamisés de longue date et des principautés animistes. Ces dernières ont longtemps servi de greniers à esclaves aux premiers. L’espace mémoriel de l’ensemble baigne dans des torrents de sang alimentés par des siècles de razzias et de guerres fratricides. Or, tous les potentats qui se succèdent à la tête du pays taisent ou nient soigneusement cette histoire au nom de la préservation de … l’Unité nationale. Ils ne veulent ni froisser les susceptibilités de leurs concitoyens, ni réveiller les vieux démons du passé qui les parasitent. Eh bien, à force de pousser poussière et petites puces sous le tapis, celles-ci s’accumulent et finissent par faire tousser le diable et ses lieutenants. D’où les éruptions sporadiques d’une violence inouïe qui ravagent régulièrement le pays.

Second pays le plus pauvre au monde, le Tchad compte 17 millions d’habitants, 60000 soldats et 600 généraux (soit autant que les armées françaises et étatsuniennes réunies !) À défaut de troupe à commander par chacun d’eux, la plupart de ces officiers s’occupent de leurs troupeaux. Ainsi ils entretiennent, via leurs bouviers qu’ils dotent d’armes de guerre, des conflits meurtriers entre agriculteurs et éleveurs.

Non ! Un pays constamment assourdi par tant de bruits de bottes ne peut pas être libre. A plus forte raison, quand on le sait mis en coupes réglées depuis 33 ans par une dictature dynastique.

Au demeurant, l’Afrique entière n’est pas libre. Elle est entrée depuis plus d’un millénaire dans ce que j’appelle le cercle des servitudes (traites négrières, colonisation, néo-colonisation). Et elle pédale là-dedans, comme un cochon d’Inde dans sa roue, sans parvenir à s’en échapper. Après des siècles de siphonnage à la fois de ses forces vives et de ses richesses, elle a notamment perdu confiance en elle.

Comment peut-elle s’inventer un futur tant qu’elle ne se sera pas réapproprié son Histoire, tant qu’elle ne réussira pas à parler d’une seule voix, tant qu’elle ne renouera pas avec ses utopies ancestrales qui célèbrent la vie, la concorde, la solidarité, le partage et l’égalité ?

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Noël Nétonon Ndjékéry, né le 25 décembre 1956 à Moundou, est un écrivain tchadien et suisse. L’auteur a fait des études supérieures de mathématiques jusqu’à la spécialisation en informatique. Depuis plus de quarante ans il vit et travaille en Suisse en tant qu’informaticien pour une entreprise lausannoise. Il découvre l’écriture enfant et tout petit commence à connaître l’oralité subsaharienne. L’écrivain a reçu en 2017 le Grand Prix Littéraire National du Tchad pour l’ensemble de son œuvre. Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis est son roman plus récent.

Photo de couverture : le livre Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis – Source – © Hélice Hélas Editeur

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